Le siège de Khé Sanh
a bien failli tourner en tragédie pour les Américains
et les doter d'un second Diên Biên Phu. Livrés
à eux-mêmes, isolés, privés de
renforts, les Marines n'auraient eu aucune chance de s'en
tirer. Mais l'entrée en scène des escadres
aériennes de transport fut décisive et fit
la différence entre les expériences française
et américaine.
Durant le siège de 77 jours,
au début de l'année 1968, qu'endura la base
de combat des Marines à Khé Sanh par des formations
de l'armée régulière du Nord-Viêt-nam,
la force ennemie atteignit 20 000 hommes, contre une garnison
de quelque 6 000 hommes. Un secours par voie de terre était
alors impossible, les autres unités tant américaines
que sud-vietnamiennes étant engagées sur d'autres
fronts. Khé Sanh, laissée sans ravitaillement,
serait inévitablement tdmbée. Heureusement
pour la garnison encerclée, le support aérien
devait intervenir et se révéler comme le facteur
essentiel de la défense réussie de la base.
Au cours du siège, l'aviation tactique fit plus de
24 000 sorties contre les positions vietnamiennes sur les
collines entourant la base des Marines américains,
appuyées par près de 3 000 sorties des forteresses
volantes stratosphériques Boeing B-52. Mais cet effort
massif n'aurait servi à rien, s'il n'avait pas été
possible de fournir à la garnison assiégée
les armes, les munitions, la nourriture et les autres équipements
dont elle avait en permanence besoin.
La base de Khé Sanh se trouve dans le nord du Sud-Viêt-nam,
à 100 km de la capitale de l'Annam, Hué, et
au commencement de la zone montagneuse, c'est-àdire
à 10 km de la frontière laotienne et seulement
23 km au sud de la zone démilitarisée qui
divisait le Nord et le Sud-Viêtnam. Depuis plusieurs
années, les troupes stationnées à Khé
Sanh étaient chargées de patrouiller les nombreux
sentiers et routes de la région, formant la «
piste Ho Chi Minh » par où s'écoulait
le flot de fournitures militaires du Nord-Viêt-nam
vers les unités engagées ou formées
dans le Sud. Étant donné le rôle capital
joué par cette piste dans le déroulement de
la guerre, il est assez surprenant que la base américaine
qui avait été installée pour en perturber
le fonctionnement, n'ait pas reçu ses premiers obus
avant janvier 1966. Mais durant les deux années suivantes,
la réaction des forces communistes contre la base
se fit de plus en plus sensible. La menace d'un siège
se précisa, quand en décembre 1967, les services
de renseignements américains signalèrent le
rassemblement d'effectifs équivalents à deux
divisions d'environ 10 000 hommes chacune. Durant les premières
semaines de janvier 1968, des escarmouches se produisirent
sporadiquement entre les patrouilles des deux camps, mais
ce ne fut pas avant le 21 janvier que le cercle se referma
sur la base, quand une attaque échoua contre un avant-poste
des Marines de l'autre côté de la rivière
Quang Tri, immédiatement suivie par un intense bombardement
de la base elle-même. Les impacts endommagèrent
la piste de roulement en aluminium du terrain d'atterrissage
et incendièrent le principal dépôt de
munitions dans lequel 1 300 tonnes furent détruites.
La destruction de la réserve de munitions mettant
les combattants dans une situation critique, il fut nécessaire
d'entreprendre dès le lendemain, le 22 janvier, un
sérieux effort pour reconstituer les stocks par voie
aérienne. Dans les premières vingt-quatre
heures, l'aviation déposa sur place 116 tonnes. Quoique
la tâche de réparation de la piste ait débuté
dès la fin du premier bombardement, les éléments
avaient manqué pour la restaurer complètement.
Les premiers vols de ravitaillement furent assurés
par le Fairchild C-123K qui enlevait une charge maximale
de 7 258 kg, de préférence au Lockheed C-130
Hercules, qui en transportait le double et qui devint par
la suite le principal type d'appareil employé à
cette besogne.
Quand commença le siège, la capacité
de transport aérien au Sud-Viêt-nam était
de six escadrons de De Havilland Canada C-7A Caribou, avec
84 avions, de quatre escadrons C-123 Provider avec 58 machines
et de trois détachements de C-130 Hercules avec 72
appareils. L'affaire de Khé Sanh et la grande offensive
du Têt stimulèrent le mouvement. En mars, le
nombre des C-130 disponibles était monté à
96, tandis que 21 UC-123 supplémentaires, assignés
à des missions de défoliation, étaient
reconvertis en appareils de transport conformes aux nouveaux
besoins prioritaires. Tous ces appareils étaient
placés sous le contrôle de la 83e division
aérienne, responsable du ravitaillement par air au
Viêt-nam du Sud.
Quel que soit son point d'origine, tout appareil utilisé
au ravitaillement devait éviter le feu de la DCA,
en approchant de Khé Sanh. Il était en général
intense et souvent précis. Un C-130 de l'US Navy
au moins et un Provider furent abattus et de nombreux appareils
ne s'en tirèrent pas sans subir de graves avaries.
L'atterrissage achevé, le danger de destruction au
sol demeurait toujours présent, car les forces ennemies
avaient occupé toutes les hauteurs dominant Khé
Sanh, ce qui facilitait leurs attaques au mortier et à
la roquette. Les avions de transport eurent à en
souffrir. Le ler mars, le moteur d'un C-123 prit feu à
la suite d'un éclatement d'obus de mortier, qui fit
tourner et sortir l'appareil du chemin de roulement, pour
finir incendié; l'équipage, lui, avait pu
s'enfuir à temps.
Les équipages haïssaient d'avoir à rester
au sol plus longtemps que nécessaire, et l'une des
méthodes employées pour limiter ce temps était
celle du déchargement en marche. L'avion roulait
à vitesse réduite sur la piste, sa rampe de
déchargement abaissée, laissant les charges,
au préalable désarrimées, glisser vers
l'arrière par inertie ou au besoin en forçant
le mouvement à la main. C'était une affaire
de trente secondes, tandis que le déchargemennt par
charriots élévateurs prenait cinq ou dix minutes.
Cependant, le risque demeurait si lourd qu'il fut décidé,
la plupart du temps, de ne pas y soumettre le C-130. Le
C-123 K devint vite le principal visiteur, dont la durée
de séjour à terre, comptée entre l'atterrissage
et le décollage, n'excédait pas trois minutes
et fut même une fois réduite à une seule
minute.
D'autres méthodes de ravitaillement furent naturellement
essayées parce qu'elles présentaient moins
de dangers. Par exemple celle du LAPES (Low Altitude Parachute
Extraction System), qui fut employée à partir
de la mi-février par le C-130. L'avion passait dans
l'axe de la piste à 1,50 m de hauteur, cale ouverte,
et lâchait un parachute que la résistance de
l'air ouvrait à plein diamètre. Le chargement,
relié au parachute, était littéralement
arraché de l'avion, tombait sur le sol et finissait
par s'immobiliser sur une distance à peine supérieure
à 200 m. Une autre méthode d'un genre comparable
fut le GPES (Ground Proximity Extraction System). Ce système
comportait un câble d'arrêt tendu à travers
la piste, qu'engageait un crochet qui dépassait le
conteneur. Le chargement était arraché de
l'appareil, qui reprenait toute sa vitesse pour s'élever
de nouveau. Le GPES fut mis en ceuvre à Khé
Sanh pour la première fois le 30 avril, mais seulement
pendant quatre jours, par manque de matériel adéquat.
En sus de ces deux systèmes, les parachutages (à
la fois par les C-123 et les C-130) contribuèrent
à l'assistance apportée à la garnison
assiégée; ils donnèrent lieu, de la
fin janvier à la conclusion du siège, à
601 missions - toutes des réussites - qui étaient
guidées par des radars situés au sol, et dépendaient
du respect d'un horaire minutieux de la part du navigateur
de l'appareil. L'écart moyen à la cible était
de cent mètres; mais, pour des raisons imprévues,
il arriva que quelques largages tombent en zone ennemie.
Repérés aussitôt, ils étaient
détruits au canon ou à la bombe. Ils tombèrent
parfois sur les positions des Marines américains,
sans conséquences fâcheuses, excepté
une fois, le 2 mars, blessant cinq hommes. A part ces quelques
déconvenues, l'opération, en termes généraux,
fut un succès.
Les hélicoptères prirent également
une bonne part à l'aide apportée aux assiégés
de Khé Sanh. Ils étaient mis à disposition
par le corps des Marines. Escortés par les Skyhawk
A-4 McDonnell Douglas, les voilures tournantes à
partir du Chu Lai se chargèrent de secourir les points
d'appui isolés. Malgré la protection de la
chasse, il y eut 17 hélicoptères abattus et
35 autres souffrirent d'avaries. Finalement, une colonne
de secours parvint, le 8 avril, à dégager
la garnison encerclée, grâce à la distance
relativement faible qui séparait la place des lignes
américaines, contrairement à ce qui s'était
passé à Diên Biên Phu. Le siège
avait duré 77 jours (contre le double à Diên
Biên Phu). Beaucoup d'efforts et de sacrifices furent
consentis pour défendre un pont qui devait être,
par une ironie du sort, évacué définitivement
quelques mois après. Quelle que soit l'opinion qu'on
puisse avoir sur l'opportunité du combat de Khé
Sanh, il reste que le ravitaillement aérien prit
une part décisive dans la défense, restée
effective jusqu'au bout. Il est plus que probable que, sans
les 12 000 tonnes de ravitaillement déchargées
entre le 22 janvier et le 8 avril, les Marines américains
auraient succombé face à leurs adversaires.